Ces efforts d’une télévision qui a changé de mains pour rendre compte
de l’événement sont filmés par les vidéos. Le regroupement des images
produites par les individus armés de leur caméscope est saisissant.
Ainsi un carrefour au matin du 22 décembre : les images sont prises d’un
appartement qui le 47 surplombe, les policiers armés en rang serré d’un
c té, de l’autre la foule qui s’agite, crie, se maintient à distance ;
entre les deux, un blindé de l’armée, on voit son canon tourner
lentement et tirer par-dessus la tête des policiers qui s’enfuient en
panique ; la foule comme une vague submerge le blindé, semble
l’incorporer. Autres séquences : la foule à genoux place Romana recevant
une camionnette remplie de cadavres ramenés d’Otopéni, ou la violence
qui sourd de la scène où deux individus armés sont extraits d’une maison
par les militaires. Il nous est montré comment un événement se
reconstruit à travers une pluralité d’images, et l’on peut se demander
quelles sont les images qui le fixeront pour l’avenir. Le film en dit
plus, il montre comment la production d’images est une composante
centrale de l’événement lui même. Que ’immeuble de la télévision,
c’est-à-dire le lieu officiel de cette production, soit le c ur de
l’événement (le siège du Comité Central perd au fil des heures sa
centralité) illustre cette dimension et donne toute sa modernité à la
révolution roumaine.
Ce film aide à s’interroger sur les images des événements ; leur
évidence comme porteuse d’une vérité de l’événement y est décomposée
avec violence ; elles sont renvoyées à leur productio, les conditions de
celle-ci dessinent le sens qu’elles prennent ; l’illusion réaliste
consistant à occulter la production, à considérer l’image dans son
autonomie, est balayée.48 — Dans Chronique d’une banlieue ordinaire de
Dominique Cabrera , il est question également de la mémoire, mais cette
fois de la mémoire personnelle. Dans un quartier de la grande périphérie
de Paris, on prépare l’implosion d’une tour d’habitation, événement que
l’on transforme d’ailleurs en spectacle télévisé. Cette tour a été
vidée de ses habitants, et la cinéaste fait revenir dans ce lieu
certains de ceux qui l’ont habitée à un moment des vingt ans d’existence
de l’immeuble ; dans les appartements abandonnés, dans les couloirs
sombres et vides, ils parlent de leur existence, ils refont des gestes
que leur rappellent ces murs, ils retrouvent l’emplacement de leurs
meubles, ils accrochent le récit d’un événement à un lieu particulier.
On per oit les mille manières par lesquelles la mémoire personnelle,
familiale s’inscrit dans ces murs. En les détruisant, c’est une part de
la mémoire de ceux qui y ont vécu que l’on détruit. Le contraste est
saisissant avec le discours officiel affirmant que la destruction de
cette tour, symbole 49 de la crise des banlieues, est un acte quasi
rituel de destruction du mal. La fête préparée a un go t de cendre. Cette tour stigmatisée,
présentée comme porteur de tous les malheurs de la société urbaine, est
un lieu où les personnes intervenant dans le film ont vécu leur enfance,
leur jeunesse ; le film en lui-même, à travers sa fabrication, produit
cette actualisation de la mémoire.Le spectateur dans le film50 Il a déjà
été signalé comment l’histoire dans laquelle on propose au spectateur
d’entrer, la construction du personnage avec lequel il lui est possible
d’établir une relation d’antipathie ou de sympathie, avec lequel il peut
se sentir lointain ou proche, sont des modes de construction du
scénario par lesquels le cinéaste crée les conditions qui permettront au
spectateur de s’impliquer dans le film, d’en devenir à sa manière le
protagoniste…51 Des opérations dans la production des images créent
également les conditions d’une telle implication. Jean-Louis Comolli,
auteur de Arrêt sur histoire [Centre Georges Pompidou, 1997], analyse
une scène de Dinamite de Danielle Segre [1994], récit d’une grève où les
mineurs, installés dans les souterrains, menacent de les faire sauter à
la dynamite. Mario, un des occupants, veut montrer au cinéaste avec la
lumière de sa lampe les cafards qu’il dit avoir envahi les lieux ;
vainement, il éclaire les murs qui restent désespérément vides ; à
plusieurs reprises il projette le faisceau de lumière sur son
interlocuteur qui est ébloui et dans le même mouvement, le spectateur
est également ébloui et se retrouve ainsi pris dans la scène, il partage
le hors champ avec le cinéaste et il peut s’imaginer être dans la
mine.52 Dans Les vivants et les morts de Sarajevo, de Radovan Tadic,
relevons la scène du carrefour : un lieu ouvert,où des tireurs embusqués
peuvent en permanence prendre pour cible ceux qui le traversent. La
caméra, dissimulée dans une voiture en stationnement, révèle le
comportement de chacun : les uns hésitent, d’autres passent en courant,
en se baissant, certains prennent une allure dégagée, adoptent le pas de
la promenade, une femme retourne sur ses pas n’arrivant à se décider.
Le spectateur est à la place occupée par la caméra ; il se ressent
comme un voyeur regardant des gens en péril de mort, attendant peut-être
de voir une balle (dont il entend les claquements) frapper l’un d’entre
eux. Dans une autre scène, le cinéaste et le jeune gar on qui
l’accompagnent doivent traverser un espace de ruines ; non protégés, ils
sont là également sous la menace de tireurs cachés dans les collines
qui entourent la ville : ils courent en se baissant ; le cinéaste tient
au ras du sol la caméra qui continue à enregistrer. Nous sommes
prisonniers d’un enchantement qui brise toute velléité de critique, nous
sommes devenus les habitants d’un monde d’images.55 Ce déferlement dans
lequel nous somme noyés semble donner raison à la tradition
philosophique occidentale qui depuis Platon est iconophobe : l’image est
un leurre, une copie ou une idole, un obstacle que la pensée doit
surmonter si elle veut élaborer l’intelligibilité du monde. Gilles
Deleuerompt avec cette tradition quand il affirme :56 Les grands auteurs
de cinéma m’ont semblé confrontables non seulement à des peintres, des
architectes, des musiciens, mais aussi à des penseurs ; ils pensent avec
des images-temps, des images-mouvement au lieu de concepts Gilles
Deleuze, L’image-mouvement, Paris, Éditions de . 57 Il
désigne la place que devrait occuper le film documentaire : à travers
l’élaboration d’un texte fondé sur l’articulation d’images et de
paroles, les documentaristes nous proposent un sens du monde dans lequel
nous vivons et dans le même temps nous aident à prendre une distance
critique à l’égard de l’imagerie, surtout télévisée, dans laquelle on
nous étouffe.58 Ainsi l’établissement de la distinction entre le
reportage télévisé et le film documentaire est un terrain décisif — ce
qu’implique d’ailleurs la définition que donne la responsable du
Festival du réel (Beaubourg, Paris) : Un lieu de résistance à la
télévision .