Car l’eau, agissant autant par son poids
que par sa vitesse, foisonne les racines, déchire, rompt, délie: elle
exige une surveillance constante et un entretien rigoureux. La structure
hydraulique demande donc beaucoup d’intelligence et d’investissement
pour extraire l’énergie potentielle et cinétique.4 La Senne enrichit
Bruxelles non seulement par sa quantité mais aussi par sa qualité. Il
faut plutt parler des qualités de la ressource – torrents, rus,
résurgences, sources, fontaines, dérivations – qui ajoutent de la valeur
en développant les métiers: brasseurs, fèvres, blanchisseurs,
teinturiers, apprêteurs, corroyeurs, cordonniers, pelletiers,
chamoiseurs, bouchers, poissonniers, boulangers... L’eau fait les arts
urbains.
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Viviers, abreuvoirs, écluses, canalisation, fontaine, puits... autant
d’éléments qui montrent la capacité des habitants à tirer profit de la
richesse hydrique (p. 92) et à la déployer en un réseau dense, vénitien
en somme. Chloé Deligne montre combien l’acte de concession d’eau est
précis, détaillé dans les actes notariés; rien n’est laissé au hasard, à
la fuite. Le domaine du fluide est aussi jalonné que celui du sol. 5 La dynamique du fluide décrot toujours avec l’urbanisation: en
supposant le débit moyen d’amont, l’apport, constant, les besoins qui
fondent l’économique divisent les cours d’eau pour mieux les exploiter,
réduisent en conséquence la vitesse moyenne du fluide et augmentent les
pertes de charge; l’eau ainsi fatiguée, usée, chargée, dépose ses
limons, encombre ses berges: avec le temps, pluriséculaire,
l’urbanisation des rivières lentes tend à les obturer, à les faire
mourir malgré curage et faucardement – dont l’ouvrage ne fait aucune
mention. Chloé Deligne montre brillamment la lente émergence des
mauvaises odeurs des bords de l’eau (p. 107-108) dans cette société à
l’odorat sensible. Les pratiques de certains métiers – tripiers,
suifeurs – ne sont qualifiées par les scribes de puantes ou
suffocantes qu’à partir du XVIIe siècle.6 Très neuf, le chapitre 4 (p.
131-178) – les viviers, clef des eaux de l’hinterland – dévoile une
richesse urbaine très peu exploitée par les historiens: la pisciculture
dont l’age d’or se situe au XIVe siècle, du moins dans l’Europe du
Nord. à Bruxelles les mentions de viviers se multiplient à partir de
1210.
La charge de grand matre pescheur apparat en Bourgogne, Sologne,
Brabant dans la seconde moitié du XIIIe. La christianisation aidant, les
citadins consomment de plus en plus de poisson d’eau douce alors que la
productivité des rivières a tendance à baisser, faute à la turbidité, à
l’accroissement de la demande biologique en oxygène. Le prix du poisson
frais grimpe, les viviers se multiplient, annexes du moulin avant de
s’étendre le long des berges et faire l’objet de gros investissements
seigneuriaux et religieux – abbatiaux surtout. La carpe conquiert
l’Europe de l’Ouest dès le milieu du XIIIe siècle; résistante à la
pollution, venant vite à maturité, prolifique, elle nourrit chanoines,
nonnes et cours princières (dix mille carpes par an pour celle du duc de
Brabant). Mais les nouveaux aménagements périurbains sont très
sensibles; ils exigent un lourd entretien et une main d’uvre abondante
qui les rendent difficilement rentables: beaucoup de viviers sont
abandonnés au XVIIe siècle, convertis en près ou en vergers à l’instar
des réserves et autres gords de Troyes ou de Beauvais.7 Ce beau
travail sur la pêcherie urbaine conduit aussi à une analyse de la
conscience environnementale des pêcheurs professionnels du XVIe siècle:
les meuniers haussent le niveau des étangs pour augmenter la puissance
des roues; l’eau devenue plus profonde devient plus froide, réduisant
ainsi la productivité piscicole, la faune, et baissant le rendement
piscicole. De même si le réservoir est trop souvent vidé, le frais est
détruit et la nidification des cygnes, grands éboueurs des vases,
compromise.