, Le déjeuner. 152 Page 156 Le Comte de Monte-Cristo, Tome II Ch?teau-Renaud.
-J'en avais trois pareilles, reprit Monte-Cristo : j'ai donné l'une au Grand
Seigneur, qui l'a fait monter sur son sabre ; l'autre à notre saint-père le
pape, qui l'a fait incruster sur sa tiare en face d'une émeraude à peu près
pareille, mais moins belle cependant, qui avait été donnée à son prédécesseur,
Pie VII, par l'empereur Napoléon ; j'ai gardé la troisième pour moi, et je l'ai
fait creuser, ce qui lui a ?té la moitié de sa valeur, mais ce qui l'a rendue
plus commode pour l'usage que j'en voulais faire.? Chacun regardait Monte-Cristo
avec étonnement ; il parlait avec tant de simplicité, qu'il était évident qu'il
disait la vérité ou qu'il était fou ; cependant l'émeraude qui était restée
entre ses mains faisait que l'on penchait naturellement vers la première
supposition. ?Et que vous ont donné ces deux souverains en échange de ce
magnifique cadeau, demanda Debray. -Le Grand Seigneur, la liberté d'une femme,
répondit le comte ; notre saint-père le pape, la vie d'un homme. De sorte qu'une
fois dans mon existence j'ai été aussi puissant que si Dieu m'e?t fait na?tre
sur les marches d'un tr?ne. -Et c'est Peppino que vous avez délivré, n'est-ce pas, s'écria Morcerf ; c'est à
lui que vous avez fait l'application de votre droit de gr?ce, -Peut-être, dit
Monte-Cristo en souriant. -Monsieur le comte, vous ne vous faites pas l'idée du
plaisir que j'éprouve à vous entendre parler ainsi ! dit Morcerf. Je vous avais
annoncé d'avance à mes amis comme un homme fabuleux, comme un enchanteur des
Mille et une Nuits ; comme un sorcier du Moyen ?ge ; mais les Parisiens sont
gens tellement subtils en paradoxes, qu'ils prennent pour des caprices de
l'imagination les vérités les plus incontestables, quand ces vérités ne rentrent
pas dans toutes les conditions de leur existence quotidienne. Par exemple, voici
Debray qui lit, et Beauchamp qui imprime tous les jours qu'on a arrêté et qu'on
a dévalisé sur le boulevard un membre du Jockey-Club attardé ; qu'on a assassiné
quatre personnes rue Saint-Denis ou faubourg Saint-Germain ; qu'on a arrêté dix,
quinze, vingt voleurs, soit dans un café du boulevard du Temple, soit dans les
Thermes de Julien, et qui contestent l'existence des bandits des Maremmes, de la
campagne de Rome ou des marais Pontins. Dites-leur donc vous-même, je vous en
prie, XL. Le déjeuner. 153 Page 157 Le Comte de Monte-Cristo, Tome II monsieur
le comte, que j'ai été pris par ces bandits, et que, sans votre généreuse
intercession, j'attendrais, selon toute probabilité, aujourd'hui, la
résurrection éternelle dans les catacombes de Saint-Sébastien, au lieu de leur
donner à d?ner dans mon indigne petite maison de la rue du Helder. , -Bah ! dit Monte-Cristo, vous m'aviez promis de
ne jamais me parler de cette misère. -Ce n'est pas moi, monsieur le comte !
s'écria Morcerf, c'est quelque autre à qui vous aurez rendu le même service qu'à
moi et que vous aurez confondu avec moi. Parlons-en, au contraire, je vous en
prie ; car si vous vous décidez à parler de cette circonstance, peut-être non
seulement me redirez-vous un peu de ce que je sais, mais encore beaucoup de ce
que je ne sais pas. -Mais il me semble, dit en souriant le comte, que vous avez
joué dans toute cette affaire un r?le assez important pour savoir aussi bien que
moi ce qui s'est passé. -Voulez-vous me promettre, si je dis tout ce que je
sais, dit Morcerf, de dire à votre tour tout ce que je ne sais pas, -C'est trop
juste, répondit Monte-Cristo. -Eh bien, reprit Morcerf, d?t mon amour-propre en
souffrir, je me suis cru pendant trois jours l'objet des agaceries d'un masque
que je prenais pour quelque descendante des Tullie ou des Poppée, tandis que
j'étais tout purement et simplement l'objet des agaceries d'une contad?ne ; et
remarquez que je dis contad?ne pour ne pas dire paysanne. Ce que je sais, c'est
que, comme un niais, plus niais encore que celui dont je parlais tout à l'heure,
j'ai pris pour cette paysanne un jeune bandit de quinze ou seize ans, au menton
imberbe, à la taille fine, qui, au moment où je voulais m'émanciper jusqu'à
déposer un baiser sur sa chaste épaule, m'a mis le pistolet sous la gorge, et,
avec l'aide de sept ou huit de ses compagnons, m'a conduit ou plut?t tra?né au
fond des catacombes de Saint-Sébastien, où j'ai trouvé un chef de bandits fort
lettré, ma foi, lequel lisait les Commentaires de César, et qui a daigné
interrompre sa lecture pour me dire que si le lendemain, à six heures du matin,
je n'avais pas versé quatre mille écus dans sa caisse, le lendemain à six heures
et un quart j'aurais parfaitement cessé d'exister.