, 49Page 53Le Comte de Monte-Cristo, Tome IIdesquels on ne va pas, et qui n'ont
ni balcons, ni loges découvertes ; c'était dur pour un homme qui avait sa stalle
aux Bouffes et sa part de la loge infernale à l'Opéra. Ce qui n'empêchait pas
Albert de faire des toilettes flamboyantes toutes les fois qu'il allait à
l'Opéra avec Franz, toilettes perdues ; car, il faut l'avouer à la honte d'un
des représentants les plus dignes de notre fashion, depuis quatre mois qu'il
sillonnait l'Italie en tous sens, Albert n'avait pas eu une seule aventure.
Albert essayait quelquefois de plaisanter à cet endroit ; mais au fond il était
singulièrement mortifié, lui, Albert de Morcerf, un des jeunes gens les plus
courus, d'en être encore pour ses frais. La chose était d'autant plus pénible
que, selon l'habitude modeste de nos chers compatriotes, Albert était parti de
Paris avec cette conviction qu'il allait avoir en Italie les plus grands succès,
et qu'il viendrait faire les délices du boulevard de Gand du récit de ses bonnes
fortunes. Hélas ! il n'en avait rien été : les charmantes comtesses génoises,
florentines et napolitaines s'en étaient tenues, non pas à leurs maris, mais à
leurs amants, et Albert avait acquis cette cruelle conviction, que les
Italiennes ont du moins sur les Fran?aises l'avantage d'être fidèles à leur
infidélité. Je ne veux pas dire qu'en Italie, comme partout, il n'y ait pas des
exceptions. Et cependant Albert était non seulement un cavalier parfaitement
élégant, mais encore un homme de beaucoup d'esprit ; de plus il était vicomte :
de nouvelle noblesse, c'est vrai ; mais aujourd'hui qu'on ne fait plus ses
preuves, qu'importe qu'on date de 1399 ou de 1815 ! Par-dessus tout cela il
avait cinquante mille livres de rente. C'était plus qu'il n'en faut, comme on le voit, pour être à la mode à Paris.
C'était donc quelque peu humiliant de n'avoir encore été sérieusement remarqué
par personne dans aucune des villes où il avait passé. Mais aussi comptait-il se
rattraper à Rome, le carnaval étant, dans tous les pays de la terre qui
célèbrent cette estimable institution, une époque de liberté où les plus sévères
se laissent entra?ner à quelque acte de folie. Or, comme le carnaval s'ouvrait
le lendemain, il était fort important qu'Albert lan??t son prospectus avant
cette ouverture.IV. Apparition.50Page 54Le Comte de Monte-Cristo, Tome IIAlbert
avait donc, dans cette intention, loué une des loges les plus apparentes du
thé?tre, et fait, pour s'y rendre, une toilette irréprochable. , C'était au premier rang, qui remplace chez nous la galerie. Au reste,
les trois premiers étages sont aussi aristocratiques les uns que les autres, et
on les appelle pour cette raison les rangs nobles. D'ailleurs cette loge, où
l'on pouvait tenir à douze sans être serrés, avait co?té aux deux amis un peu
moins cher qu'une loge de quatre personnes à l'Ambigu. Albert avait encore un
autre espoir, c'est que s'il arrivait à prendre place dans le coeur d'une belle
Romaine, cela le conduirait naturellement à conquérir un posto dans la voiture,
et par conséquent à voir le carnaval du haut d'un véhicule aristocratique ou
d'un balcon princier. Toutes ces considérations rendaient donc Albert plus
sémillant qu'il ne l'avait jamais été. Il tournait le dos aux acteurs, se
penchant à moitié hors de la loge et lorgnant toutes les jolies femmes avec une
jumelle de six pouces de long. Ce qui n'amenait pas une seule jolie femme à
récompenser d'un seul regard, même de curiosité, tout le mouvement que se
donnait Albert.
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