Il y a d'ailleurstels sites sauvages, formidables, qui nous ravissent
et qui leur eussentfranchement déplu. Ils aimaient les sites bornés,
bien limités et bienconstruits. Ils ne s'évertuaient point devant les
tableaux extraordinaires.Un Grec e?t été plus froid que Jean Lalande en
présence d'un fouillisd'orchidées[58]; un Grec n'e?t point entrepris
d'analyser et d'exprimerpar des mots la prodigieuse gamme de couleurs,
la fantasmagorie du lac deGarde au soleil couchant[59]; un Grec sur une
montagne n'e?t pas noté nipeut-être éprouvé une impression de ce
genre:Des cimes plus hautes se dressent... On se trouve tout à coup
seuldans des espaces où l'oeil n'a plus qu'une vision éclatante
etrayonnante, où l'intelligence distendue devient vague et n'a que
desperceptions de largeur, de lumière, de cercle immense[60].
[Note 58: _Jean et Pascal_, p. 171 sqq.] [Note 59: _Jean et Pascal_,
p. 215 sqq.] [Note 60: _Pa?enne_, p. 201.]Surtout un Grec n'e?t pas
écrit et n'e?t pas trop compris des passagescomme celui-ci:Hélène admire
l'univers et croit le comprendre. Cependant, sous cequ'elle voit, il lui semble qu'un inconnu l'attire
pour la charmer.Qu'est-ce donc que le mystère du réel? Où se cache-t-il?
Dans leschoses ou dans l'être? Les secrets du dehors sont-ils écrits
surce qui se manifeste aux yeux, ou bien renfermés au plus profond
denous[61]? Etc. [Note 61: _Laide_ p. 193 sqq.]Ne seraient-ce là que des
mots, non pas vains sans doute, mais quirépondent à des sentiments mal
définis et peu définissables? En réalité,aimer la nature et la
?comprendre?, qu'est-ce que cela? Cela signified'abord qu'elle
rafra?chit notre sang, caresse nos oreilles, amuse nosyeux, et qu'elle
nous procure une série ininterrompue de sensationsagréables et légères,
qui nous occupent sans nous troubler, qui n'émeuventpas trop fort et qui
n'ennuient point, qui reposent et soulagent, si l'onveut, du travail de
penser. Vivant dans la campagne, nous prenons plaisiraux images qu'elle
nous offre d'une vie plus simple que la n?tre et quiglisse par degrés
jusque dans la vie inconsciente: vie des animaux, vie desarbres et des
fleurs, vie des eaux et des nuages. La sérénité de cette
vieimpersonnelle et, en un sens, divine se communique à nous par une
sorted'aimantation.
Ou bien, au contraire, le décha?nement des forces naturellespla?t au
?roseau pensant?, soit par la raison qu'a dite Pascal, soit parla beauté
qu'il découvre dans l'horreur de leur déploiement. Un peintrea d'autres
motifs d'aimer la nature: il y cherche des combinaisons decouleurs et
de lignes que l'art n'inventerait pas tout seul. Autre choseencore: nous
saisissons des analogies entre notre vie et celle de lanature, et nous
go?tons, en nous y appliquant, la joie calme de sentirnotre existence se
dérouler parallèlement à la sienne. Elle nous suggèred'innombrables
images, métaphores et comparaisons; elle nous fournit dessymboles de
mort et de résurrection, de purification et de seconde vie. Lesmystères
d'?leusis n'étaient que la mise en scène et la célébration d'un deces
symboles. Puis l'infinité et l'éternité de la nature, l'immutabilité
deses lois dont nous pouvons sans cesse voir l'accomplissement autour de
nouset dans les moindres objets, tout cela nous enseigne la sagesse, la
paix etla résignation quand nous nous sentons une si négligeable partie
de ce toutdémesuré. Sont-ce là toutes les fa?ons d'être ému en face de
la nature?Peut-être en est-il une autre, plus obscure à la fois et plus
violente.