C'est qu'en effet on n'a aucune idée, quand on ne l'a pas vue, de la majesté
d'une pareille ruine, dont toutes les proportions sont doublées encore par la
mystérieuse clarté de cette lune méridionale dont les rayons semblent un
crépuscule d'Occident. Aussi à peine Franz le penseur eut-il fait cent pas sous
les portiques intérieurs, qu'abandonnant Albert à ses guides, qui ne voulaient
pas renoncer au droit imprescriptible de lui faire voir dans tous leurs détails
la Fosse des Lions, la Loge des Gladiateurs, le Podium des Césars, il prit un
escalier à moitié ruiné et, leur laissant continuer leur route symétrique, ilIV.
Apparition. 43Page 47Le Comte de Monte-Cristo, Tome IIalla tout simplement
s'asseoir à l'ombre d'une colonne, en face d'une échancrure qui lui permettait
d'embrasser le géant de granit dans toute sa majestueuse étendue. Franz était là
depuis un quart d'heure à peu près, perdu, comme je l'ai dit, dans l'ombre d'une
colonne, occupé à regarder Albert, qui, accompagné de ses deux porteurs de
torches, venait de sortir d'un vomitorium placé à l'autre extrémité du Colisée,
et lesquels, pareils à des ombres qui suivent un feu follet, descendaient de
gradin en gradin vers les places réservées aux vestales, lorsqu'il lui sembla
entendre rouler dans les profondeurs du monument une pierre détachée de
l'escalier situé en face de celui qu'il venait de prendre pour arriver à
l'endroit où il était assis. Ce n'est pas chose rare sans doute qu'une pierre
qui se détache sous le pied du temps et va rouler dans l'ab?me ; mais, cette
fois, il lui semblait que c'était aux pieds d'un homme que la pierre avait cédé
et qu'un bruit de pas arrivait jusqu'à lui, quoique celui qui l'occasionnait f?t
tout ce qu'il put pour l'assourdir. En effet, au bout d'un instant, un homme
parut sortant graduellement de l'ombre à mesure qu'il montait l'escalier, dont
l'orifice, situé en face de Franz, était éclairé par la lune, mais dont les
degrés, à mesure qu'on les descendait, s'enfon?aient dans l'obscurité. , Ce pouvait être un voyageur comme lui, préférant une méditation
solitaire au bavardage insignifiant de ses guides, et par conséquent son
apparition n'avait rien qui p?t le surprendre ; mais à l'hésitation avec
laquelle il monta les dernières marches, à la fa?on dont, arrivé sur la
plate-forme, il s'arrêta et parut écouter, il était évident qu'il était venu là
dans un but particulier et qu'il attendait quelqu'un. Par un mouvement
instinctif, Franz s'effa?a le plus qu'il put derrière la colonne. ? dix pieds du
sol où ils se trouvaient tous deux, la vo?te était enfoncée, et une ouverture
ronde, pareille à celle d'un puits, permettait d'apercevoir le ciel tout
constellé d'étoiles. Autour de cette ouverture, qui donnait peut-être déjà
depuis des centaines d'années passage aux rayons de la lune, poussaient des
broussailles dont les vertes et frêles découpures se détachaient en vigueur sur
l'azur mat du firmament, tandis que de grandes lianes et de puissants jets de
lierre pendaient de cette terrasse supérieure et se balan?aient sous la vo?te,
pareils à des cordages flottants.IV. Apparition.44Page 48Le Comte de
Monte-Cristo, Tome IILe personnage dont l'arrivée mystérieuse avait attiré
l'attention de Franz était placé dans une demi-teinte qui ne lui permettait pas
de distinguer ses traits, mais qui cependant n'était pas assez obscure pour
l'empêcher de détailler son costume : il était enveloppé d'un grand manteau brun
dont un des pans, rejeté sur son épaule gauche, lui cachait le bas du visage,
tandis que son chapeau à larges bords en couvrait la partie supérieure. L'extrémité seule de ses vêtements se trouvait éclairée par la lumière
oblique qui passait par l'ouverture, et qui permettait de distinguer un pantalon
noir encadrant coquettement une botte vernie. Cet homme appartenait évidemment,
sinon à l'aristocratie, du moins à la haute société. Il était là depuis quelques
minutes et commen?ait à donner des signes visibles d'impatience, lorsqu'un léger
bruit se fit entendre sur la terrasse supérieure. Au même instant une ombre
parut intercepter la lumière, un homme apparut à l'orifice de l'ouverture,
plongea son regard per?ant dans les ténèbres, et aper?ut l'homme au manteau ;
aussit?t il saisit une poignée de ces lianes pendantes et de ces lierres
flottants, se laissa glisser, et, arrivé à trois ou quatre pieds du sol sauta
légèrement à terre. Celui-ci avait le costume d'un Transtévère complet.
?Excusez-moi, Excellence, dit-il en dialecte romain, je vous ai fait attendre.
Cependant, je ne suis en retard que de quelques minutes.
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